21 janvier 2007

Où il sera question de l'Etat (4)

C'est sur la peur, l'angoisse et le besoin de sécurité que joue désormais l'Etat, flattant les réflexes, les appréhensions ou les comportements les plus détestables : le nationalisme, le repli sur soi, le mépris. Une partie de la gauche elle-même s'y laisse prendre qui, oubliant son internationalisme, son tiers-mondisme, sa générosité d'antan, réclame de l'Etat qu'il se montre plus agressif, plus fort, plus fier : les pays pauvres doivent se développer, mais pas sur notre dos ; l'agriculture des pays du Sud doit prospérer, mais pas question que nous limitions le soutien que nous accordons à nos propres exportations agricoles ; l'Europe de l'Est doit s'enrichir mais qu'on ne nous demande pas d'ouvrir nos marchés à ses produits. Vive le développement, mais à condition qu'il nous soit bénéfique.


S'il devait ne pas l'être, la communauté internationale devrait prendre des mesures adéquates, faire pression sur les récalcitrants, donner à des Etats mandat d'agiter les armes. Car c'est à cela, entre autres, que sert désormais la communauté internationale : à légitimer l'existence des Etats en leur confiant, de temps à autre mais de façon de plus en plus courante, le soin de se livrer à des gesticulations. J'existe et suis nécessaire, dit ainsi la France, puisque l'ONU me réclame en Irak, en Yougoslavie, au Rwanda ; je ne suis rien car ne puis rien, se lamente de son côté la pauvre Europe.

L'Etat ne serait-il plus qu'une machine à rodomontades, la question de sa survie mériterait d'être posée. Mais il n'est pas que cela : il est devenu un corps intermédiaire, un corps inutile et sans doute nuisible. Nuisible non seulement parce qu'il est tenté, pour se protéger, s'affirmer, se perpétuer, de faire usage plus que nécessaire du seul pouvoir qui lui reste, la force, mais parce que demeurant le seul lieu d'expression de la volonté populaire alors même qu'il ne dispose plus des moyens de la mettre en oeuvre, il brise la confiance placée en la démocratie et déconsidère la politique. Se proclamant souverain alors qu'il ne l'est plus, se prétendant libre alors qu'il est enchaîné, il sape les fondements mêmes du contrat politique. A quoi sert-il donc en effet de voter quand, quels que soient les suffrages et la volonté exprimée, la politique suivie est la même, quand ne s'affrontent plus, devant l'opinion, que des discours de modistes, de couturiers, de tailleurs glosant chacun sur les nuances de l'habit du roi alors que celui-ci, on le sait désormais, va nu ?

Sans doute est-ce dans et par l'Etat que s'est jusqu'à présent incarnée la démocratie, qu'a vécu la politique, qu'a été défendu l'intérêt général. Mais l'Etat n'était qu'un instrument, un moyen, et ce n'est pas à lui qu'il faut rendre culte. Les fonctions qu'il remplit sont plus importantes que lui-même, et ce sont elles qu'il faut sauvegarder, serait-ce en se passant de lui. Et peut-être faut-il s'y résoudre. Car l'Etat est aujourd'hui une forme moribonde, et c'est sans doute menacer la survie des fonctions qu'il assume que de vouloir, envers et contre tout, asseoir sa pérennité.

Nous ne lutterons pas, en effet, contre le mouvement général de mondialisation de l'économie et de la société. C'est un combat où nous partons vaincus d'avance, une cause perdue. Et c'est sans doute tant mieux : d'abord parce que, quoi qu'on nous chante, l'idée d'une société globale élargie aux frontières de la planète est, en soi, plus attrayante que repoussante ; ensuite parce que l'Etat n'est pas en soi cet accomplissement idéal que certains considèrent comme indépassable mais une réalité historique, datée, fondamentalement culturelle au demeurant, qui peut disparaître sans que l'humanité soit plongée dans le chaos. L'Etat est né un jour sur les ruines du système féodal ; il s'est imposé, en Europe et en France notamment, en un temps où il était porteur d'efficacité et de progrès ; il mourra ou se rétractera lorsqu'il sera devenu obstacle. On pourra le regretter mais pas plus que ne sont regrettées les structures politiques qui l'ont précédé, qui sont nombreuses, et qui se sont effacées, sans larmes, du jour où leur inutilité est devenue par trop manifeste.

Pleurer l'Etat ne sert à rien ; tenter de le promouvoir ou de le réhabiliter est un combat d'arrière-garde qui risque fort, avec le temps, de devenir dangereux. Dangereux parce que le seul Etat qui aujourd'hui, parviendrait à imposer sa volonté, serait policier, militaire et fasciste, un Etat à gros bras, fermé sur le monde et exaltant la nation face aux autres, un Etat de mépris et de repli. Dangereux aussi et surtout parce qu'à considérer l'Etat comme la seule structure susceptible d'incarner les intérêts de la société, on condamne celle-ci à n'avoir de sens et de réalité qu'à l'intérieur des frontières nationales alors même qu'on reconnaît au marché la liberté, sinon le droit légitimement fondé, d'être planétaire. On permet ainsi que s'opère une redoutable distribution des rôles entre les partisans d'une primauté de la société - disons : la gauche - qui auraient la nation pour horizon, et les partisans d'une primauté de l'économie - disons : la droite libérale - qui penseraient déjà le monde comme ensemble global. On accrédite ainsi l'idée selon laquelle nous serions aujourd'hui placés devant une alternative en forme de dilemme dont l'un des termes serait construction d'un ensemble mondial régi par un libéralisme (au sens économique) intransigeant, l'autre étant primauté de la société au sein d'un monde cloisonné.

Le temps est venu de tordre le cou à cette façon de présenter les choses. Non seulement parce qu'elle est fausse mais parce qu'elle est contreproductive : le déséquilibre existant entre la nation et le monde est en effet tel qu'assimiler les intérêts de la société à la première, c'est signifier sa défaite, l'accepter en se plaçant en position défensive, la hâter en laissant aux partisans du libéralisme le monopole de la réflexion sur l'organisation future de la planète. C'est refuser le combat au prétexte qu'il n'a pas lieu d'être et laisser l'adversaire occuper le terrain en croyant ainsi sauver l'honneur. C'est, plus gravement encore, s'interdire de comprendre l'enjeu du débat en ne voyant pas que, dans la lutte que se livrent le monde et l'Etat, la société est tout autant, sinon plus, du côté du premier que du second.

(A suivre...)


Voir l'article de Wikipedia sur les dragons

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