18 janvier 2007

Où il sera question des coûts de transaction, des postulats de l'économie politique et de Ptolémée


Quand l'économie politique classique eut fini de s'inventer et eut posé ses règles strictes (l'équilibre offre/demande, la perfection des marchés, la transparence des échanges et autres fariboles), elle se recueillit un moment et observa le monde.

Elle eut vite fait de constater que la réalité ne ressemblait pas au tableau qu'elle en avait dressé et qu'il y avait loin de la théorie à la pratique.

La science économique, alors, se remit à l'ouvrage. Les années passèrent et deux siècles s'étaient écoulés depuis Adam Smith quand une intuition géniale conduisit à la découverte d'un nouveau concept, révolutionnaire, celui de coûts de transaction.

Les coûts de transaction, c'est le deus ex machina de la science économique, l'arme secrète qui lui permet de garder la tête hors de l'eau, quand le naufrage paraissait si proche. Mais c'est aussi, force est de le constater, un concept d'une inanité sans égale, sauf à baptiser concept la vertu dormitive de l'opium.

Les coûts de transaction, ce sont l'ensemble des frottements, des opacités, des inerties qui font qu'un marché n'est jamais global, qu'un marché n'est jamais équilibré, en bref : que le marché parfait n'existe pas. Les coûts de transaction, c'est, pêle-mêle, l'ensemble des phénomènes qui expliquent que je ne fasse pas le tour de la planète pour y trouver la pomme la moins chère lorsque je cherche une pomme ; que je rechigne à me présenter à un emploi offert à Vladivostok lorsque je cherche un emploi à Amalfi ; que j'hésite à m'équiper d'un lecteur de disques compacts extrêmement performant lorsque je possède une collection de milliers de 33 tours.

Les coûts de transaction, en un mot, ce sont les petits grains de sable qui font que le marché ne fonctionne jamais selon les règles de l'économie classique, parce qu'il y a des gens, parce qu'il y a des distances, parce qu'il y a du temps.

Ce concept une fois mis à jour, on s'employa à en faire usage : les économistes avaient éprouvé quelque vergogne à constater le mauvais fonctionnement de leurs modèles ; ils la perdirent, ainsi que leurs scrupules, quand ils purent expliquer les dysfonctionnements qu'ils constataient par l'existence de coûts de transaction élevés au rang d'ultima ratio. Pourquoi y avait-il du chômage ? A cause des coûts de transaction ! Pourquoi y avait-il des secteurs en crise ? A cause des coûts de transaction ! Pourquoi le monde n’était-il pas ce qu’il devait être ? A cause, bien sûr, des coûts de transaction !

Tout cela ne prêterait qu’à sourire si le recours constant au pseudo-concept de coûts de transaction ne conduisait à nier toute valeur explicative à la science économique. Or, tel est bien le cas : à force de rendre compte des écarts existant entre théorie et pratique par l’interposition de coûts de transaction dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils constituent une boîte noire, la science économique en est venue à considérer que ses incapacités étaient de peu d’importance, les coûts de transaction permettant de rattraper la sauce. En d’autres termes : il apparaît clairement que la théorie économique classique ne rend pas compte de la réalité mais cette divergence ne doit pas conduire à mettre en cause ses postulats puisque le coupable est ailleurs, dans l’existence d’une réalité (les coûts de transaction) qui n’est pas conforme à la théorie !

Le modèle demeure donc, qu’on continue à enseigner, tout en l’entourant d’un appareillage beaucoup plus lourd seul à même de le faire fonctionner.

On arrive ainsi, toutes proportions gardées, à fonder l'économie politique sur un modèle à la Ptolémée, c’est-à-dire un modèle qui, prétendument articulé sur une représentation simple de la réalité (la terre au centre du monde, l’équilibre offre/demande), a en fait besoin de s’appuyer sur mille béquilles plus complexes les unes que les autres pour continuer à avoir sens. En d’autres termes encore, on attire le chaland par la promesse d’une discipline rigoureuse, fondée sur une conception simple et limpide des choses, et on lui sert en définitive, pour avoir voulu respecter cette conception simplissime (et singulièrement simpliste) du monde, un inextricable embrouillamini qui n’a pour seul rôle que de permettre au dit modèle simplissime de retomber sur ses pattes. Et l’on continue à dire que le modèle est opératoire !

Voilà pourquoi la science économique attend aujourd’hui son Galilée, c’est-à-dire la personne qui, au lieu de s’évertuer à corriger, recorriger et surcorriger le modèle initial, le remplacera.

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