14 janvier 2007

Où il sera question de l'Utilité (et de la stupéfiante polymorphie de ce concept)

Les naïfs que nous sommes tous considèrent d'ordinaire les prêtres de l'économie politique avec respect. Sans doute ne comprend-on rien à leurs équations et aux termes qu'ils utilisent mais nous croyons en leur sérieux et en la rigueur de leurs raisonnements, spécialement quand ceux-ci s'appuient sur de beaux symboles mathématiques, de magnifiques intégrales et de sublimes formalisations.
Nous croyons, en particulier, en la puissance des concepts utilisés par les économistes, au premier rang desquels (des concepts, pas des économistes), celui d'Utilité. Mais qu'est-ce que l'Utilité ? Nous essaierons ici d'y répondre.

L'Utilité (qui apparaît le plus souvent dans les équations sous la forme d'un superbe U et de ses formes associées (Ui,j) est une notion-clé de l'économie, sans laquelle celle-ci serait incapable d'expliquer quoi que ce soit - pour autant, évidemment, qu'on considère que l'économie soit capable d'expliquer quelque chose. C'est une notion essentielle dans la mesure où c'est elle qui permet de faire le lien entre la complexité intrinsèque du monde (et celle, plus grande encore, de leurs désirs et de leurs représentations sociales) et l'image simple et manipulable qu'en donne la formalisation mathématique.

Pour dire la même chose autrement, le concept d'utilité est celui qui permet de passer de l'indicible au quantifiable : en Input, on a des espoirs et des craintes, des angoisses et des fantasmes, des rêves et des cauchemars ; en Output, des symboles représentatifs de quantités chiffrables et monétarisables. L'Utilité, c'est ce qui permet aux économistes de prétendre que leur discipline n'est pas si réductrice qu'il n'y paraît, ni forcément limitée à la compréhension des échanges monétaires puisqu'elle englobe, tout au contraire, et tient compte du reste : "Nous avons vocation, disent les économistes, à tenir des discours sur le bonheur des hommes et l'organisation de la cité puisque nous manipulons des concepts qui, comme l'Utilité, rendent compte de la richesse et de l'épaisseur des choses. Nous pouvons dire le politique puisque nous savons que tout ne se réduit pas aux espèces sonnantes et trébuchantes. Nous sommes des philosophes (des sociologues, des psychologues, des sages...) et non de simples comptables puisque notre préhension, notre appréhension, notre compréhension du monde est totale.".

L'Utilité, pourtant, est une notion bien étrange, bien étrangère en tous les cas à l'esprit de rigueur et de précision qui paraît fonder la légitimité de l'économie politique et sa prétention à ordonner un monde qui, sans elle - aux dires de ses zélateurs - demeurerait informe. L'Utilité, en effet, est un méli-mélo polymorphe qui, s'il était utilisé en devoir de philosophie, vaudrait à son utilisateur d'être justement raillé. L'Utilité, c'est ce machin censé englober tout à la fois les revenus monétaires présents et futurs (nécessairement actualisés), les préférences sociales et personnelles, l'idée qu'on s'en fait, que s'en font les autres, et la conception qu'en retour, nous nous en faisons, dans une construction en abyme dont il n'y a au demeurant pas lieu de préjuger qu'elle converge un jour.

L'Utilité, c'est ce que je considère être bien pour moi, sachant que ce bien tient compte de mes intérêts personnels mais que ceux-ci dépendent fondamentalement de l'idée que je me fais du monde, de mon altruisme, de ma morale et de mes amours, que tout cela interagit avec mes propres intérêts et qu'il est en définitive impossible d'en dire quoi que ce soit de général.

Il n'y aurait rien là de bien grave si, après avoir défini l'Utilité dans toute sa complexité, les économistes en tiraient la conclusion que ce concept est inutilisable. Malheureusement, c'est le contraire qu'ils font : après avoir doté l'Utilité de tous les attributs de l'incommensurable, ils le quantifient et le mettent en équation, présentant comme calculable un concept qui ne tenait sa richesse que de son indicibilité. Sans doute la science économique est-elle coutumière de ce genre de tours de passe-passe. Mais il importe de les mettre en lumière. Car tant qu'on essaiera de nous refiler comme rigoureux des notions évasives et tant qu'on construira sur ces concepts fuyants des architecture à vocation politique, il conviendra de dénoncer l'imposture.

PS : Pour tout savoir sur le dieu Gou (dont la statue se trouve au Louvre), se reporter à la
page du Musée du quai Branly qui lui est consacrée.

Sur l'Utilité, voir la page que lui consacre Wikipédia.

Aucun commentaire: