16 janvier 2007

Où il sera question de l'Etat (3)


La crise du Golfe aura été le premier épisode de ce mouvement de basculement de l'Etat vers le militaire. Guerre juste, peut-être, mais sans doute inutile ; guerre spectacle en tous les cas, bien faite pour montrer ce qu'était la puissance d'Etat et les forces qu'elle conservait. D'autres conflits suivront, qui suivent déjà, si rien n'est fait pour arrêter la mécanique ainsi lancée. Ce n'est pas que le monde soit devenu plus dangereux, c'est que l'éventail des moyens dont disposent les Etats pour manifester leur pouvoir se réduit chaque jour un peu plus. Le vocabulaire de la puissance s'appauvrit, et entre les paroles dont chacun sait qu'elles sont sans conséquence et l'affrontement armé, il n'y aura bientôt plus rien.

Dépossédé par le marché et les réseaux d'information de ses instruments traditionnels de pression ou de chantage, l'Etat n'a plus capacité de graduer ses menaces, et il sera de plus en plus contraint d'abuser de ce qui n'était jusqu'alors considéré que comme le dernier recours. Des discours se forgent, au demeurant, et des arguments s'affûtent qui, insidieusement, nous conduisent à envisager la chose avec bonne conscience. Les pays du Sud nous raflent-ils des parts de marché, mettant à profit les seuls avantages comparatifs dont ils disposent : leur pauvreté et leur démographie ? Qu'à cela ne tienne : nous leur reprochons de ne pas appliquer un droit social que nous avons découvert il y a cinquante ans ; nous commençons à les rendre responsables du chômage ; nous les accuserons bientôt de nous forcer à laisser mourir nos vieillards, pour cause de rééquilibrage de nos comptes sociaux. Viendra un moment, pas si lointain, où la vitrification de la Corée nous sera présentée comme le seul moyen que nous ayons de sauvegarder non pas seulement le niveau de vie de nos pays mais les valeurs fondamentales de notre civilisation.
Ce repli de l'Etat vers la seule puissance militaire a des causes objectives. Mais il doit surtout être considéré comme la marque de ce qu'on pourrait appeler, en référence à la réaction nobiliaire du XVIIIème siècle, la réaction étatique. Menacé de toutes parts, c'est en roulant des mécaniques et en menant des combats d'arrière-garde que l'Etat tente d'infirmer une évolution qui le conduit à disparaître. Bec et ongles, il défend ses derniers privilèges contre la montée en puissance d'une société-monde où il apparaît comme un vestige, un corps intermédiaire inutile. Il se sent condamné mais il peut encore, dans la rage du désespoir, frapper fort et faire du mal. Il peut être féroce. Il le sera, si liberté lui en est laissée. Comme la noblesse des années 1780, l'Etat est en effet pris en tenaille. Il fait écran entre la société-monde et les hommes comme celle-là faisait écran entre le roi et le peuple. A ces deux forces montantes, entre lesquelles s'établissent, chaque jour un peu plus et malgré lui, des rapports directs, il tente, laborieusement, d'expliquer la nécessité de son existence et de sa médiation, se présentant à chacun comme un rempart, l'ultime rempart, face à l'autre : le marché vous écraserait si je n'était pas là pour vous protéger, explique-t-il aux opinions nationales ; la révolution éclaterait bientôt si vous ne ménagiez le peu d'autorité qui me reste, fait-il valoir à la société-monde. Il se pose en intermédiaire incontournable, sans lequel le monde aurait vite fait d'imploser et l'anarchie de triompher. Qu'on lui pardonne donc ses faiblesses, ses erreurs, ses incapacités ; entre le déluge et lui, prétend-il, plus rien ne subsiste.
(A suivre...)


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