30 janvier 2007

Pour une refondation de l'économie politique

Il fallait vivre dans les brumes d'Ecosse et dans une société ignorante du soleil, des cigales et des plaisirs de la causette pour bâtir une théorie réduisant le marché à un instrument visant à faciliter les échanges commerciaux.
Il fallait ne connaître ni la douceur du printemps sur les rives de la Méditerranée, ni la senteur des figuiers ni l'ombre des oliviers pour croire que les hommes et les femmes ne se donnent rendez-vous sur les marchés et sur les places publiques que pour acheter au moindre prix.
Il fallait n'être jamais allé ni en Afrique ni en Orient, ne rien savoir des souks, du marchandage et des palabres pour penser, ne serait-ce qu'un instant, que la transaction la meilleure était la plus rapide, et pour considérer le temps dépensé dans la négociation commerciale comme du temps perdu. Il fallait, en un mot, être singulièrement introverti, solitaire et peureux d'autrui pour ne pas comprendre que c'est à la rencontre avec les autres que servent les marchés, et non à l'échange de marchandises qui n'en est que le prétexte.

Le temps est sans doute venu, pour reprendre une formule déjà utilisée par Karl Marx, de remettre d'aplomb une discipline qui n'en finit plus de marcher sur la tête, et dont il ne faut dès lors pas s'étonner qu'elle conduise à des conclusions erronnées. Le temps est sans doute venu de considérer l'échange de marchandises et la transaction commerciale, de façon plus générale, pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire un moyen, et non une finalité.

Nous dirons donc :
l'homme, animal social et sociable, aime le contact de ses semblables et aime s'y frotter. La finalité de l'échange n'est donc qu'indirectement l'objet échangé, c'est l'échange lui-même.De la même façon, la finalité de la transaction n'est qu'indirectement ce qui en est son apparent motif; c'est la transaction en elle-même et pour elle-même qui est recherchée.

Si l'on veut, pour faire sérieux, n'utiliser que le vocabulaire de Williamson et parler, pour faire chic, de coûts de transaction, on dira donc :
L'objet de la transaction est la transaction elle-même car l'homme adore transiger. Mais la transaction a parfois besoin de prétextes. Ces prétextes, ce sont les objets de la transaction, ces marchandises ou ces contrats de la négociation desquels on se prévaut pour entamer la conversation avec autrui ou pour rôder dans les magasins. Ces objets, dont je suis prêt à m'encombrer (car ils me sont en fait inutiles) et auxquels j'accepte de faire semblant de m'intéresser (alors qu'ils me passionnent bien moins que la vendeuse), me fournissent un motif raisonnable et opposable à autrui d'aller flâner dans les rues, histoire en fait de rencontrer du monde. Mais ces objets ont un coût. Ce coût, c'est le coût de la transaction, c'est-à-dire la somme dont je suis prêt à me délester pour avoir le bonheur de me frotter aux autres.

D'où il découle :
  • Que la finalité de la transaction est exactement le contraire de ce que l'économie politique ordinaire prétend qu'elle est. La finalité de la transaction, c'est la transaction elle-même, le frottement, l'échange de propos, c'est-à-dire ce que l'économie politique appelle ordinairement le coût de la transaction.
  • Que le grain de sable de la transaction, son instrument, ce qui lui est nécessaire bien que nous nous en passerions volontiers, en un mot : le coût de la transaction proprement dit, c'est la chose qui fait l'objet de la transaction.
Dont on peut facilement déduire :
  • Que nous cherchons, à chaque instant, à maximiser les transactions ( i.e. à maximiser ce que les économistes appellent les coûts de transaction) puisque ce sont essentiellement eux qui nous intéressent.
  • Que les objets de la transaction nous sont en revanche, et pour une bonne part, assez fortement indifférents, raison pour laquelle tout, ou presque, peut s'y prêter.
  • Plus fondamentalement, qu'une conception de la société et de l'économie qui croit qu'on va d'abord sur les marchés pour acheter des choses ne comprendra jamais rien aux marchés.

21 janvier 2007

Où il sera question de l'Etat (4)

C'est sur la peur, l'angoisse et le besoin de sécurité que joue désormais l'Etat, flattant les réflexes, les appréhensions ou les comportements les plus détestables : le nationalisme, le repli sur soi, le mépris. Une partie de la gauche elle-même s'y laisse prendre qui, oubliant son internationalisme, son tiers-mondisme, sa générosité d'antan, réclame de l'Etat qu'il se montre plus agressif, plus fort, plus fier : les pays pauvres doivent se développer, mais pas sur notre dos ; l'agriculture des pays du Sud doit prospérer, mais pas question que nous limitions le soutien que nous accordons à nos propres exportations agricoles ; l'Europe de l'Est doit s'enrichir mais qu'on ne nous demande pas d'ouvrir nos marchés à ses produits. Vive le développement, mais à condition qu'il nous soit bénéfique.


S'il devait ne pas l'être, la communauté internationale devrait prendre des mesures adéquates, faire pression sur les récalcitrants, donner à des Etats mandat d'agiter les armes. Car c'est à cela, entre autres, que sert désormais la communauté internationale : à légitimer l'existence des Etats en leur confiant, de temps à autre mais de façon de plus en plus courante, le soin de se livrer à des gesticulations. J'existe et suis nécessaire, dit ainsi la France, puisque l'ONU me réclame en Irak, en Yougoslavie, au Rwanda ; je ne suis rien car ne puis rien, se lamente de son côté la pauvre Europe.

L'Etat ne serait-il plus qu'une machine à rodomontades, la question de sa survie mériterait d'être posée. Mais il n'est pas que cela : il est devenu un corps intermédiaire, un corps inutile et sans doute nuisible. Nuisible non seulement parce qu'il est tenté, pour se protéger, s'affirmer, se perpétuer, de faire usage plus que nécessaire du seul pouvoir qui lui reste, la force, mais parce que demeurant le seul lieu d'expression de la volonté populaire alors même qu'il ne dispose plus des moyens de la mettre en oeuvre, il brise la confiance placée en la démocratie et déconsidère la politique. Se proclamant souverain alors qu'il ne l'est plus, se prétendant libre alors qu'il est enchaîné, il sape les fondements mêmes du contrat politique. A quoi sert-il donc en effet de voter quand, quels que soient les suffrages et la volonté exprimée, la politique suivie est la même, quand ne s'affrontent plus, devant l'opinion, que des discours de modistes, de couturiers, de tailleurs glosant chacun sur les nuances de l'habit du roi alors que celui-ci, on le sait désormais, va nu ?

Sans doute est-ce dans et par l'Etat que s'est jusqu'à présent incarnée la démocratie, qu'a vécu la politique, qu'a été défendu l'intérêt général. Mais l'Etat n'était qu'un instrument, un moyen, et ce n'est pas à lui qu'il faut rendre culte. Les fonctions qu'il remplit sont plus importantes que lui-même, et ce sont elles qu'il faut sauvegarder, serait-ce en se passant de lui. Et peut-être faut-il s'y résoudre. Car l'Etat est aujourd'hui une forme moribonde, et c'est sans doute menacer la survie des fonctions qu'il assume que de vouloir, envers et contre tout, asseoir sa pérennité.

Nous ne lutterons pas, en effet, contre le mouvement général de mondialisation de l'économie et de la société. C'est un combat où nous partons vaincus d'avance, une cause perdue. Et c'est sans doute tant mieux : d'abord parce que, quoi qu'on nous chante, l'idée d'une société globale élargie aux frontières de la planète est, en soi, plus attrayante que repoussante ; ensuite parce que l'Etat n'est pas en soi cet accomplissement idéal que certains considèrent comme indépassable mais une réalité historique, datée, fondamentalement culturelle au demeurant, qui peut disparaître sans que l'humanité soit plongée dans le chaos. L'Etat est né un jour sur les ruines du système féodal ; il s'est imposé, en Europe et en France notamment, en un temps où il était porteur d'efficacité et de progrès ; il mourra ou se rétractera lorsqu'il sera devenu obstacle. On pourra le regretter mais pas plus que ne sont regrettées les structures politiques qui l'ont précédé, qui sont nombreuses, et qui se sont effacées, sans larmes, du jour où leur inutilité est devenue par trop manifeste.

Pleurer l'Etat ne sert à rien ; tenter de le promouvoir ou de le réhabiliter est un combat d'arrière-garde qui risque fort, avec le temps, de devenir dangereux. Dangereux parce que le seul Etat qui aujourd'hui, parviendrait à imposer sa volonté, serait policier, militaire et fasciste, un Etat à gros bras, fermé sur le monde et exaltant la nation face aux autres, un Etat de mépris et de repli. Dangereux aussi et surtout parce qu'à considérer l'Etat comme la seule structure susceptible d'incarner les intérêts de la société, on condamne celle-ci à n'avoir de sens et de réalité qu'à l'intérieur des frontières nationales alors même qu'on reconnaît au marché la liberté, sinon le droit légitimement fondé, d'être planétaire. On permet ainsi que s'opère une redoutable distribution des rôles entre les partisans d'une primauté de la société - disons : la gauche - qui auraient la nation pour horizon, et les partisans d'une primauté de l'économie - disons : la droite libérale - qui penseraient déjà le monde comme ensemble global. On accrédite ainsi l'idée selon laquelle nous serions aujourd'hui placés devant une alternative en forme de dilemme dont l'un des termes serait construction d'un ensemble mondial régi par un libéralisme (au sens économique) intransigeant, l'autre étant primauté de la société au sein d'un monde cloisonné.

Le temps est venu de tordre le cou à cette façon de présenter les choses. Non seulement parce qu'elle est fausse mais parce qu'elle est contreproductive : le déséquilibre existant entre la nation et le monde est en effet tel qu'assimiler les intérêts de la société à la première, c'est signifier sa défaite, l'accepter en se plaçant en position défensive, la hâter en laissant aux partisans du libéralisme le monopole de la réflexion sur l'organisation future de la planète. C'est refuser le combat au prétexte qu'il n'a pas lieu d'être et laisser l'adversaire occuper le terrain en croyant ainsi sauver l'honneur. C'est, plus gravement encore, s'interdire de comprendre l'enjeu du débat en ne voyant pas que, dans la lutte que se livrent le monde et l'Etat, la société est tout autant, sinon plus, du côté du premier que du second.

(A suivre...)


Voir l'article de Wikipedia sur les dragons

18 janvier 2007

Où il sera question des coûts de transaction, des postulats de l'économie politique et de Ptolémée


Quand l'économie politique classique eut fini de s'inventer et eut posé ses règles strictes (l'équilibre offre/demande, la perfection des marchés, la transparence des échanges et autres fariboles), elle se recueillit un moment et observa le monde.

Elle eut vite fait de constater que la réalité ne ressemblait pas au tableau qu'elle en avait dressé et qu'il y avait loin de la théorie à la pratique.

La science économique, alors, se remit à l'ouvrage. Les années passèrent et deux siècles s'étaient écoulés depuis Adam Smith quand une intuition géniale conduisit à la découverte d'un nouveau concept, révolutionnaire, celui de coûts de transaction.

Les coûts de transaction, c'est le deus ex machina de la science économique, l'arme secrète qui lui permet de garder la tête hors de l'eau, quand le naufrage paraissait si proche. Mais c'est aussi, force est de le constater, un concept d'une inanité sans égale, sauf à baptiser concept la vertu dormitive de l'opium.

Les coûts de transaction, ce sont l'ensemble des frottements, des opacités, des inerties qui font qu'un marché n'est jamais global, qu'un marché n'est jamais équilibré, en bref : que le marché parfait n'existe pas. Les coûts de transaction, c'est, pêle-mêle, l'ensemble des phénomènes qui expliquent que je ne fasse pas le tour de la planète pour y trouver la pomme la moins chère lorsque je cherche une pomme ; que je rechigne à me présenter à un emploi offert à Vladivostok lorsque je cherche un emploi à Amalfi ; que j'hésite à m'équiper d'un lecteur de disques compacts extrêmement performant lorsque je possède une collection de milliers de 33 tours.

Les coûts de transaction, en un mot, ce sont les petits grains de sable qui font que le marché ne fonctionne jamais selon les règles de l'économie classique, parce qu'il y a des gens, parce qu'il y a des distances, parce qu'il y a du temps.

Ce concept une fois mis à jour, on s'employa à en faire usage : les économistes avaient éprouvé quelque vergogne à constater le mauvais fonctionnement de leurs modèles ; ils la perdirent, ainsi que leurs scrupules, quand ils purent expliquer les dysfonctionnements qu'ils constataient par l'existence de coûts de transaction élevés au rang d'ultima ratio. Pourquoi y avait-il du chômage ? A cause des coûts de transaction ! Pourquoi y avait-il des secteurs en crise ? A cause des coûts de transaction ! Pourquoi le monde n’était-il pas ce qu’il devait être ? A cause, bien sûr, des coûts de transaction !

Tout cela ne prêterait qu’à sourire si le recours constant au pseudo-concept de coûts de transaction ne conduisait à nier toute valeur explicative à la science économique. Or, tel est bien le cas : à force de rendre compte des écarts existant entre théorie et pratique par l’interposition de coûts de transaction dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils constituent une boîte noire, la science économique en est venue à considérer que ses incapacités étaient de peu d’importance, les coûts de transaction permettant de rattraper la sauce. En d’autres termes : il apparaît clairement que la théorie économique classique ne rend pas compte de la réalité mais cette divergence ne doit pas conduire à mettre en cause ses postulats puisque le coupable est ailleurs, dans l’existence d’une réalité (les coûts de transaction) qui n’est pas conforme à la théorie !

Le modèle demeure donc, qu’on continue à enseigner, tout en l’entourant d’un appareillage beaucoup plus lourd seul à même de le faire fonctionner.

On arrive ainsi, toutes proportions gardées, à fonder l'économie politique sur un modèle à la Ptolémée, c’est-à-dire un modèle qui, prétendument articulé sur une représentation simple de la réalité (la terre au centre du monde, l’équilibre offre/demande), a en fait besoin de s’appuyer sur mille béquilles plus complexes les unes que les autres pour continuer à avoir sens. En d’autres termes encore, on attire le chaland par la promesse d’une discipline rigoureuse, fondée sur une conception simple et limpide des choses, et on lui sert en définitive, pour avoir voulu respecter cette conception simplissime (et singulièrement simpliste) du monde, un inextricable embrouillamini qui n’a pour seul rôle que de permettre au dit modèle simplissime de retomber sur ses pattes. Et l’on continue à dire que le modèle est opératoire !

Voilà pourquoi la science économique attend aujourd’hui son Galilée, c’est-à-dire la personne qui, au lieu de s’évertuer à corriger, recorriger et surcorriger le modèle initial, le remplacera.

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16 janvier 2007

Où il sera question de l'Etat (3)


La crise du Golfe aura été le premier épisode de ce mouvement de basculement de l'Etat vers le militaire. Guerre juste, peut-être, mais sans doute inutile ; guerre spectacle en tous les cas, bien faite pour montrer ce qu'était la puissance d'Etat et les forces qu'elle conservait. D'autres conflits suivront, qui suivent déjà, si rien n'est fait pour arrêter la mécanique ainsi lancée. Ce n'est pas que le monde soit devenu plus dangereux, c'est que l'éventail des moyens dont disposent les Etats pour manifester leur pouvoir se réduit chaque jour un peu plus. Le vocabulaire de la puissance s'appauvrit, et entre les paroles dont chacun sait qu'elles sont sans conséquence et l'affrontement armé, il n'y aura bientôt plus rien.

Dépossédé par le marché et les réseaux d'information de ses instruments traditionnels de pression ou de chantage, l'Etat n'a plus capacité de graduer ses menaces, et il sera de plus en plus contraint d'abuser de ce qui n'était jusqu'alors considéré que comme le dernier recours. Des discours se forgent, au demeurant, et des arguments s'affûtent qui, insidieusement, nous conduisent à envisager la chose avec bonne conscience. Les pays du Sud nous raflent-ils des parts de marché, mettant à profit les seuls avantages comparatifs dont ils disposent : leur pauvreté et leur démographie ? Qu'à cela ne tienne : nous leur reprochons de ne pas appliquer un droit social que nous avons découvert il y a cinquante ans ; nous commençons à les rendre responsables du chômage ; nous les accuserons bientôt de nous forcer à laisser mourir nos vieillards, pour cause de rééquilibrage de nos comptes sociaux. Viendra un moment, pas si lointain, où la vitrification de la Corée nous sera présentée comme le seul moyen que nous ayons de sauvegarder non pas seulement le niveau de vie de nos pays mais les valeurs fondamentales de notre civilisation.
Ce repli de l'Etat vers la seule puissance militaire a des causes objectives. Mais il doit surtout être considéré comme la marque de ce qu'on pourrait appeler, en référence à la réaction nobiliaire du XVIIIème siècle, la réaction étatique. Menacé de toutes parts, c'est en roulant des mécaniques et en menant des combats d'arrière-garde que l'Etat tente d'infirmer une évolution qui le conduit à disparaître. Bec et ongles, il défend ses derniers privilèges contre la montée en puissance d'une société-monde où il apparaît comme un vestige, un corps intermédiaire inutile. Il se sent condamné mais il peut encore, dans la rage du désespoir, frapper fort et faire du mal. Il peut être féroce. Il le sera, si liberté lui en est laissée. Comme la noblesse des années 1780, l'Etat est en effet pris en tenaille. Il fait écran entre la société-monde et les hommes comme celle-là faisait écran entre le roi et le peuple. A ces deux forces montantes, entre lesquelles s'établissent, chaque jour un peu plus et malgré lui, des rapports directs, il tente, laborieusement, d'expliquer la nécessité de son existence et de sa médiation, se présentant à chacun comme un rempart, l'ultime rempart, face à l'autre : le marché vous écraserait si je n'était pas là pour vous protéger, explique-t-il aux opinions nationales ; la révolution éclaterait bientôt si vous ne ménagiez le peu d'autorité qui me reste, fait-il valoir à la société-monde. Il se pose en intermédiaire incontournable, sans lequel le monde aurait vite fait d'imploser et l'anarchie de triompher. Qu'on lui pardonne donc ses faiblesses, ses erreurs, ses incapacités ; entre le déluge et lui, prétend-il, plus rien ne subsiste.
(A suivre...)


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15 janvier 2007

14 janvier 2007

Où il sera question de l'Utilité (et de la stupéfiante polymorphie de ce concept)

Les naïfs que nous sommes tous considèrent d'ordinaire les prêtres de l'économie politique avec respect. Sans doute ne comprend-on rien à leurs équations et aux termes qu'ils utilisent mais nous croyons en leur sérieux et en la rigueur de leurs raisonnements, spécialement quand ceux-ci s'appuient sur de beaux symboles mathématiques, de magnifiques intégrales et de sublimes formalisations.
Nous croyons, en particulier, en la puissance des concepts utilisés par les économistes, au premier rang desquels (des concepts, pas des économistes), celui d'Utilité. Mais qu'est-ce que l'Utilité ? Nous essaierons ici d'y répondre.

L'Utilité (qui apparaît le plus souvent dans les équations sous la forme d'un superbe U et de ses formes associées (Ui,j) est une notion-clé de l'économie, sans laquelle celle-ci serait incapable d'expliquer quoi que ce soit - pour autant, évidemment, qu'on considère que l'économie soit capable d'expliquer quelque chose. C'est une notion essentielle dans la mesure où c'est elle qui permet de faire le lien entre la complexité intrinsèque du monde (et celle, plus grande encore, de leurs désirs et de leurs représentations sociales) et l'image simple et manipulable qu'en donne la formalisation mathématique.

Pour dire la même chose autrement, le concept d'utilité est celui qui permet de passer de l'indicible au quantifiable : en Input, on a des espoirs et des craintes, des angoisses et des fantasmes, des rêves et des cauchemars ; en Output, des symboles représentatifs de quantités chiffrables et monétarisables. L'Utilité, c'est ce qui permet aux économistes de prétendre que leur discipline n'est pas si réductrice qu'il n'y paraît, ni forcément limitée à la compréhension des échanges monétaires puisqu'elle englobe, tout au contraire, et tient compte du reste : "Nous avons vocation, disent les économistes, à tenir des discours sur le bonheur des hommes et l'organisation de la cité puisque nous manipulons des concepts qui, comme l'Utilité, rendent compte de la richesse et de l'épaisseur des choses. Nous pouvons dire le politique puisque nous savons que tout ne se réduit pas aux espèces sonnantes et trébuchantes. Nous sommes des philosophes (des sociologues, des psychologues, des sages...) et non de simples comptables puisque notre préhension, notre appréhension, notre compréhension du monde est totale.".

L'Utilité, pourtant, est une notion bien étrange, bien étrangère en tous les cas à l'esprit de rigueur et de précision qui paraît fonder la légitimité de l'économie politique et sa prétention à ordonner un monde qui, sans elle - aux dires de ses zélateurs - demeurerait informe. L'Utilité, en effet, est un méli-mélo polymorphe qui, s'il était utilisé en devoir de philosophie, vaudrait à son utilisateur d'être justement raillé. L'Utilité, c'est ce machin censé englober tout à la fois les revenus monétaires présents et futurs (nécessairement actualisés), les préférences sociales et personnelles, l'idée qu'on s'en fait, que s'en font les autres, et la conception qu'en retour, nous nous en faisons, dans une construction en abyme dont il n'y a au demeurant pas lieu de préjuger qu'elle converge un jour.

L'Utilité, c'est ce que je considère être bien pour moi, sachant que ce bien tient compte de mes intérêts personnels mais que ceux-ci dépendent fondamentalement de l'idée que je me fais du monde, de mon altruisme, de ma morale et de mes amours, que tout cela interagit avec mes propres intérêts et qu'il est en définitive impossible d'en dire quoi que ce soit de général.

Il n'y aurait rien là de bien grave si, après avoir défini l'Utilité dans toute sa complexité, les économistes en tiraient la conclusion que ce concept est inutilisable. Malheureusement, c'est le contraire qu'ils font : après avoir doté l'Utilité de tous les attributs de l'incommensurable, ils le quantifient et le mettent en équation, présentant comme calculable un concept qui ne tenait sa richesse que de son indicibilité. Sans doute la science économique est-elle coutumière de ce genre de tours de passe-passe. Mais il importe de les mettre en lumière. Car tant qu'on essaiera de nous refiler comme rigoureux des notions évasives et tant qu'on construira sur ces concepts fuyants des architecture à vocation politique, il conviendra de dénoncer l'imposture.

PS : Pour tout savoir sur le dieu Gou (dont la statue se trouve au Louvre), se reporter à la
page du Musée du quai Branly qui lui est consacrée.

Sur l'Utilité, voir la page que lui consacre Wikipédia.

13 janvier 2007

Où il sera question de l'Etat (2)




... Face à cette évolution, l'Etat est nu. Acteur parmi d'autres acteurs, il subit comme eux le mouvement du monde, à ceci près qu'enserré dans des frontières, il ne dispose pas de la liberté dont usent les entreprises et les individus d'agir aux quatre coins de la planète. C'est pourquoi, faute de pouvoir modifier l'évolution des choses, il utilise le pouvoir qui lui reste à modeler la société sur ce qu'il appréhende de la marche du monde. Il construit des écoles quand il croit que le niveau scolaire est devenu facteur de compétitivité ; il allège les charges sociales lorsqu'il perçoit celles-ci comme un obstacle à l'implantation d'activités nouvelles ; il modernise les réseaux de communication quand il apparaît que cette modernisation peut accroître la prospérité des entreprises. Ainsi se fait-il progressivement, auprès de la société nationale, le porte-parole, le relais, le complice, de l'éco-société monde. Il ajuste, comme on le dit des politiques menées, dans le tiers-monde, sous l'égide de la Banque mondiale.

Sans doute cet ajustement est-il, grâce à l'Etat, moins brutal que celui qui résulterait d'un affrontement direct entre individus et société monde. L'interposition de l'Etat permet que soient instaurés des délais et des quotas, rend progressives les mutations qui, autrement, seraient immédiatement applicables, adoucit les transitions. Il demeure : tout cela n'est que temporisation car chacun sait qu'un jour ou l'autre, les règles mondiales s'imposeront à la société nationale. L'Etat arrondit les angles ; il ne modifie pas l'orientation générale du mouvement. Comment le pourrait-il, au demeurant ? Il sait n'être pas de taille à lutter contre une ronde qui emporte la planète.

Ainsi la politique, qui était art d'imaginer et de construire le monde, se mue-t-elle en art de la persuasion à usage interne. Il s'agit désormais pour elle non de bâtir, de maintenir ou de changer l'ordre des choses mais de le faire accepter, en donnant les apparences d'un choix volontaire à ce qui n'est que soumission. Nos sociétés sont devenues des théocraties au sein desquelles l'apparence du pouvoir appartient à des hommes et à des femmes qui ne prétendent être que les serviteurs, les interprètes, d'une volonté qui leur est extérieure. Ils ne décident pas, ils appliquent, essayant tout au plus de devancer les choix irrémédiables : plus que jamais, gouverner, c'est prévoir, et, avec le temps, ça n'est plus que cela.

Nous sommes entrés dans l'ère des augures. Les ministères et les grandes entreprises sont peuplées de directions de la stratégie et de la planification qui n'ont, avec le Plan d'antan, de rapport que de nom. Le Plan était l'expression d'un volontarisme agissant, bien décidé à peser sur le cours des choses ; la planification est un avatar de la prévision. Un glissement sémantique s'est opéré, qui reflète l'évolution de notre comportement face à l'avenir : le préparer, c'est désormais s'y préparer en l'acceptant comme destin. Les augures parlent, attentifs à l'évolution des courbes ; nous les écoutons et suivons leurs conseils. Qu'importe qu'ils se trompent parfois ; aucune autre parole légitime ne se dresse face à la leur.

La politique nationale se réduit peu à peu à l'état de discours. Elle se revêt de mots grandiloquents, prétend toujours incarner des choix et des programmes mais apparaît de plus en plus, en dépit de cela, pour ce qu'elle est, une pure transparence, une rhétorique habillant une réalité non maîtrisée. Car en vérité, le roi est nu et, comme dans le conte, nous en prenons progressivement conscience, manifestant une indifférence croissante à l'égard des pseudo-choix qui nous sont prétendument offerts. La rumeur grandit sous le manteau et se propage de bouche à oreille. Que nul petit enfant ne soit encore venu la clamer sur la place publique, soulageant les coeurs et déchaînant un rire libératoire, ne l'empêche pas de monter.

La classe politique s'en rend compte qui, se voyant soupçonnée dans son utilité et menacée dans ses prérogatives, tente de réagir en mettant en avant les derniers pouvoirs dont elle dispose, les rares leviers dont elle demeure encore maîtresse. Oubliée pendant trente ans, la guerre est ainsi revenue au devant de l'actualité, ultime symbole de la puissance d'Etat. La guerre, parce que la provoquer ou la mener est aujourd'hui le seul privilège dont puisse se prévaloir un Etat au sein d'un monde dont l'évolution lui échappe.

(A suivre...)


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